Patrick Gérard : "Non, les élèves de l’ENA ne sont ni cooptés, ni coupés des réalités, ni détestés à l’étranger !"

TRIBUNE - Le directeur de l’École nationale d’administration, Patrick Gérard* dont la suppression a été évoquée par le président de la République, répond aux critiques adressées à son établissement. Il défend une école qu’il juge fondée sur le mérite et la valeur professionnelle.
Je n’ai pas à participer au débat actuel sur l’avenir de l’ENA, qui sera tranché par le président de la République, mais, comme ce débat donne souvent lieu à des affirmations inexactes, qui choquent voire blessent profondément ses élèves et ses personnels, mon devoir est simplement de rétablir quelques vérités.
Non, les élèves de l’ENA ne sont pas mus par le désir de compliquer la vie de leurs concitoyens. Je sais, pour les côtoyer tous les jours, qu’ils sont sincèrement soucieux de s’engager pour leur pays, pour l’intérêt général et le bien commun. Ils ont envie de contribuer, sous l’autorité des gouvernements qu’ils auront à servir, à ce que la France se porte mieux, soit plus forte dans le monde et que leurs concitoyens vivent mieux.
Non, les élèves de l’ENA ne sont pas tous « des jeunes de 25 ans ». Leur âge moyen à la sortie de l’école est de 31 ans et demi. Avant leur accès à l’ENA, quarante élèves, fonctionnaires issus du concours interne et élèves issus du secteur privé ou associatif, ont déjà plusieurs années d’expérience professionnelle ; quant aux quarante lauréats du concours externe, ils ont fait des études supérieures plus longues qu’autrefois.
Non, les élèves de l’ENA n’y sont pas entrés par favoritisme. Ils ont tous passé un concours exigeant. Il suffit de relire L’Étrange défaite de Marc Bloch pour se rappeler ce qu’était le recrutement des corps de hauts fonctionnaires avant la création de l’ENA en 1945 : un système de cooptation favorisant de façon incontestée les fils des cadres dirigeants alors en place. L’actuelle promotion Molière ne compte aucun enfant d’énarque, de ministre ou de parlementaire.
Non, les élèves de l’ENA ne sont pas tous des privilégiés. Si l’on peut regretter que seuls 19 % des élèves actuels aient un parent ouvrier, commerçant, employé, agriculteur, artisan ou chômeur, plus de la moitié d’entre eux ont un grand-père appartenant à l’une ou l’autre de ces catégories. L’administration reste dans notre pays l’un des moteurs de l’ascenseur social si l’on veut bien l’observer sur deux générations. Et il faut évidemment encore mieux faire. Mais aucun commentateur ne se donne la peine de comparer cette réalité avec celle d’autres écoles prestigieuses en France ou à l’étranger. Ni de relever qu’il est moins facile d’assurer aujourd’hui une grande diversité sociale avec des promotions réduites à 80 élèves qu’autrefois avec des promotions de 120. Ni d’expliquer le coût personnel, familial et financier que représente pour un fonctionnaire le fait de préparer l’ENA.
Non, les élèves de l’ENA ne suivent pas un cursus de formation inutile. En deuxième année à Strasbourg, ils travaillent aujourd’hui, dans le cadre d’une scolarité profondément rénovée grâce à des intervenants et un personnel d’une extrême qualité, à acquérir les compétences nécessaires pour exercer leur futur métier dans un esprit de service des administrés. Ils côtoient des officiers de gendarmerie lauréats de l’École de guerre, des élèves administrateurs des collectivités territoriales, des élèves ingénieurs spécialistes du numérique et, bientôt, de jeunes talents scientifiques ayant obtenu leur doctorat dans des disciplines à fort enjeu d’avenir (climat, algorithmes, intelligence artificielle).
Non, les élèves de l’ENA ne sont pas coupés des réalités de leur époque. Durant leur année de stages, ils sont au contact permanent des élus locaux, des forces de sécurité, de nombreux usagers et d’entreprises de toute taille. À Strasbourg, ils donnent tous de leur temps à des associations œuvrant en faveur de personnes défavorisées. Non, les élèves de l’ENA ne sont pas fermés sur eux-mêmes. Ils partagent leur scolarité avec des élèves internationaux qui regardent l’ENA comme l’un des grands atouts de la France. En 2019, l’ENA a enregistré 1400 candidatures pour son cycle international qui offre 57 places. Avec 3 500 anciens élèves étrangers qui exercent des responsabilités importantes dans leur pays, la « marque » ENA rayonne partout dans le monde.
Non, les élèves de l’ENA ne se confondent pas avec le pouvoir politique. Ils sont destinés à occuper certaines fonctions : administrateurs dans les ministères ou à la ville de Paris, sous-préfets, diplomates, membres des juridictions administratives et financières, membres de corps d’inspection. Seuls par la suite 2,5 % d’entre eux s’engagent différemment en exerçant une fonction ou un mandat politique. Ils le font non parce qu’ils ont été élèves de l’ENA, mais parce que le suffrage universel les a choisis : c’est le cas aujourd’hui de 15 députés sur 577. Quant à la possibilité de revenir dans l’administration après un mandat politique, elle ne concerne pas seulement les énarques mais tous les fonctionnaires. Sa limitation relève non de la compétence de l’ENA mais de celle du législateur.
Non, l’ENA n’a pas le monopole de la haute fonction publique. Plus de la moitié des membres de celle-ci - qui peuvent être par exemple ambassadeurs, préfets, recteurs, ingénieurs des corps des Mines ou des Ponts, administrateurs de l’Insee, directeurs d’administration centrale, inspecteurs généraux - ne sont pas d’anciens élèves de l’ENA.
Non, l’ENA n’est pas unanimement critiquée. Au contraire, parce que l’image de l’administration française est excellente en Europe et dans le monde, elle est appelée par de nombreux pays pour tenir à Paris ou à l’étranger des séminaires de déontologie, de conduite de projet ou de management public : sa formation continue a été appréciée par plus de 10.000 personnes en 2018. Depuis 2005, 8583 ministres et hauts fonctionnaires des États membres de l’Union européenne ont demandé à suivre des formations dispensées par l’ENA lorsque leur pays était appelé à présider le Conseil de l’Union. L’École entretient aujourd’hui des relations privilégiées avec les administrations et les écoles de formation de hauts fonctionnaires de plus de 130 États. Le 11 avril dernier, elle était invitée à célébrer le 70e anniversaire de l’ENA de Tunisie qui proclame avec fierté sa devise : «Engagement. Neutralité. Abnégation».
*Patrick Gérard, Conseiller d’État, directeur de l’ENA depuis 2017.
Publication du 24/04/2019 - Le Figaro